Cette longue aventure qui emmène Jean Schmit et ses partenaires d’un projet à l’autre et d’un secteur à l’autre réclame non seulement un savoir-faire indéniable, mais aussi la force de se remettre en question et le souci constamment renouvelé de l’éthique du métier. À l’heure où, progrès technologique aidant, l’écart entre les connaissances des spécialistes et celles des profanes ne cesse d’augmenter, le rôle de l’ingénieur-conseil devient un rôle-charnière. Quand Britannica s’efface devant Wikipédia, les (mauvaises) réponses fusent de partout et les (vraies) questions se font rares.

Prenons le secteur des énergies renouvelables. Le credo de cette nouvelle « religion » est, bien évidemment, le concept de « durable », que la plupart d’entre nous emploie à tort et à travers, alors qu’il serait nettement plus instructif de débattre des décisions prises par les politiques, souvent à l’encontre des professionnels et fonctionnaires avertis.

Un sujet parmi tant d’autres : la Commission européenne fait-elle fausse route en démantelant les opérateurs historiques – comme lors de la dérégulation du marché de l’électricité – pour favoriser une logique marchande qui pousse à consommer toujours plus ? La dérégulation répond-elle aux véritables enjeux que sont la sécu- rité d’approvisionnement, la protection de l’environnement, la lutte contre le changement climatique et la reconnaissance, au niveau européen, d’un vrai service public de l’énergie ? Faut-il opter pour l’autorité – « patriarcale », en quelque sorte – des producteurs classiques, ou bien pour la liberté du marché, moins sûre et moins facile à gérer, avec de petits et de grands producteurs ?

Rapports, directives, réunions interdisciplinaires, synergies transfrontalières, pactes écologiques, sarabandes préélectorales – tout prétexte semble bon pour nous rappeler que l’on n’a pas intérêt à sortir du rang ou à remettre en question la voie « juste », généreusement indiquée par nos maîtres de cérémonie. Pourvu qu’on se mette tous d’accord, pourvu que personne ne commence à crier – comme dans le bon vieux conte d’Andersen – que l’empereur est nu !

Mondialisation, dispersion, décentralisation… Face à cette nouvelle donne – dont nombre de professionnels ne réalisent pas encore les véritables enjeux –, un bureau d’études se doit de réagir. Il ne s’agit pas (seulement) de tirer le signal d’alarme, mais de proposer quelques pistes pour une réflexion à venir, de créer les prémisses d’une plateforme ouverte à des discussions à la fois critiques et constructives.

JSE lance cette invitation à oser, à dire les choses telles qu’on les pense (et non telles qu’on imagine qu’il serait de bon ton de les présenter aux néophytes). Une invitation à critiquer ouvertement le manque de clarté ou de rigueur de ceux qui fixent les règles du jeu, tout en sachant qu’accepter de le faire, c’est s’exposer à être critiqué à son tour (un exercice démocratique auquel les politiques devraient peut-être se soumettre plus souvent).

Car d’autres acteurs entrent ici en ligne de compte, notamment les fonctionnaires de l’État et des communes. Sans fonctionnaires à la fois compétents et conscien- cieux à ces différents niveaux de responsabilité, le métier du commerce, celui du conseil ou toute autre activité économique deviennent problématiques et risquent de laisser une place trop significative aux groupes de pression, aux lobbyistes et à d’autres acteurs plus ou moins bien intentionnés.

Outre ses compétences techniques, l’ingénieur-conseil est responsable vis- à-vis de la société. L’aspect éthique et humain de sa mission consiste à réfléchir sur l’avenir d’un domaine en pleine mutation. Comment ne pas investir à fonds perdu dans la recherche ? Quels risques prendre ? Se pencher par la fenêtre, oui, mais jusqu’où ? Quels chemins de traverse emprunter pour éviter d’aller droit dans le mur ?

Plus concrètement, où va-t-on chercher la sécurité nécessaire à la bonne gestion du courant électrique ? Et où va-t-on trouver le courant pour alimenter les data center (secteur où JSE a indiscutablement son mot à dire, après avoir planifié en quatre ans cinq projets qui représentent déjà à eux seuls 5,5% de la consommation globale du pays) ? Lorsque le nouveau passeport énergétique sera mis en place, qui paiera la facture ? Faut-il s’étonner que les contribuables soient de plus en plus pauvres, alors qu’on leur demande de financer les conséquences de décisions faussement novatrices et particulièrement coûteuses ?

Dans un monde – le nôtre – qui est en proie aux affres de l’harmonie consensuelle, l’ingénieur-conseil se doit de jouer les trouble-fête, les empêcheurs de penser en rond. Ni bâtisseur d’empires, ni démolisseur de statues : juste un passeur averti de savoir et de savoir-faire. Rien de plus, mais rien de moins. Jean Schmit, jamais à court de métaphores, le dit à sa manière : il n’y a que les poissons morts qui nagent dans le sens du courant.